5

 

 

 

Dans les rares occasions où Achmed jugeait qu’il n’était pas dangereux de risquer un feu de camp, Rhapsody se débrouillait pour s’en approcher autant que possible, et dormir. En dépit de la chaleur caniculaire de l’été, elle trouvait du réconfort dans les craquements et la fumée qui lui rappelaient le foyer qu’elle avait quitté depuis si longtemps.

Près du feu, les voix dans ses rêves changeaient. Cessant de ressasser les railleries de Michael et de sa clique, elles remontaient d’un passé plus profond et ramenaient à la vie des journées anciennes passées près d’un tout autre feu, ne fût-ce que pour un instant. Ainsi enveloppée dans ce sommeil agité à ciel ouvert, elle puisait dans ces souvenirs une chaleur qui soulageait la peur qui lui rongeait l’âme.

« Maman, parle-moi de la grande forêt.

— Commence par entrer dans la baignoire. Voilà, tiens-moi la main. »

Des bulles de savon miroitant à la lueur du feu, s’enroulant en prismes tourbillonnants, voltigeant pendant une seconde, éclatant devant le sourire de sa mère.

La chaleur l’entourait, l’eau du bain et l’air chaud du foyer.

« Qu’est-ce que tu as mis dans l’eau, cette fois-ci ?

— Assieds-toi bien au fond. De la lavande, de la verveine, des boutons de roses, de la fougère des neiges...

— De la fougère des neiges ? Mais on la mange !

— Exactement. Pourquoi crois-tu que l’eau soit si chaude ? Je ne te donne pas ton bain, je fais de la soupe !

—  Maman ! S’il te plaît, parle-moi de la forêt. Les Lirins qui vivent là-bas sont-ils comme nous ? »

Sa mère... Accroupie sur ses talons, les bras croisés et les manches relevées, appuyée sur le rebord de la baignoire en métal. Elle avait le visage serein, mais ses yeux se voilèrent, comme chaque fois qu’elle évoquait le passé. « Par certains aspects, oui. Ils nous ressemblent, en tout cas plus que les humains, mais ils ont un teint différent.

— Différent ? En quoi ?

— Leur teint s’accorde davantage à la forêt. Le nôtre reflète le ciel sous lequel nous vivons, et les champs où travaille notre peuple, les Liringlas. » Le ruban dans ses cheveux, retiré d’un geste tendre. « Par exemple, si tu étais de la forêt, cette magnifique chevelure dorée dont ton père est si fier serait sans doute châtain ou brun-roux. De même que ces yeux verts. Tu aurais la peau plus mate, moins rose. Ainsi tu pourrais te fondre dans le décor, passer inaperçue dans les sous-bois, comme ils le font. » Une cascade d’eau chaude. Tousser, cligner les yeux.

« Maman !

— Désolée, je ne pensais pas que tu gigoterais comme ça. Ne bouge pas, juste une seconde.

— Les Lirins de la forêt, ils ont des petites filles, aussi ?

— Bien sûr. Et des petits garçons. Et des femmes et des hommes, des maisons et des villes. Différentes des nôtres, voilà tout.

— Est-ce que j’en verrai un jour, moi aussi ? Est-ce que j’aurai droit à mon Année de Floraison, pour aller dans la forêt, comme toi ? »

Une douce caresse sur sa joue, la tristesse soudain plus profonde dans les yeux de sa mère. « Nous verrons. Nous vivons parmi les humains, mon enfant. C’est ici chez nous. Ton père ne voudra peut-être pas suivre les coutumes de ma famille, surtout si cela signifie te voir partir pendant si longtemps. Et qui l’en blâmerait ? Que ferions-nous sans notre petite fille ?

— Mais je serais en sécurité, parmi les Lirins, Maman... N’est-ce pas ? Ils ne me détesteraient pas parce que je suis en partie humaine ? »

Sa mère avait détourné le regard. « Personne ne te détestera. Personne. » Un grand tissu propre qui s’ouvrait. « Allons, lève-toi, ma petite chérie, et fais attention en sortant. » La morsure de l’air frais, le tissu rêche frottant vivement sa peau humide. La douce chaleur de sa chemise de nuit se refermant sur elle en même temps que les bras de sa mère. « Assieds-toi sur mes genoux, je vais te coiffer.

— Parle-moi de la forêt, s’il te plaît. »

Un long soupir, musical. « Elle est aussi grande que tes yeux peuvent voir – plus vaste que tu ne peux l’imaginer – et elle palpite des sons et des odeurs de la vie. Les arbres y poussent dans des couleurs plus nombreuses que tu ne peux en concevoir, même en rêve. On sent le chant du bois lui-même, fredonné par chaque créature vivante. Les humains l’appellent la Forêt Enchantée, parce qu’une grande partie de ce qui y pousse et de ce qui y vit ne leur est pas familier, mais les Lirins en connaissent le nom véritable : Yliessan, le lieu saint. Si jamais tu te perds, la forêt t’accueillera, parce que tu as du sang lirin. » Les craquements du feu, sa lueur pétillante sur sa chevelure, tellement semblable à celle de sa mère.

« Parle-moi du Fleuve de Windershins, et de la Mare des Désirs du Cœur, et de Rochegrise. Et de l’Arbre – Maman, parle-moi de Sagia.

— Tu connais toutes ces histoires mieux que moi.

— S’il te plaît. »

Une main aimante lui caressant les cheveux, la morsure du peigne. « Très bien, je vais te parler de Sagia, et ensuite ce sera l’heure des dévotions.

» Le Grand Arbre pousse au cœur de la forêt d’Yliessan, sur le croissant nord. Il est si haut qu’on en voit à peine les branches les plus basses. On n’en voit jamais le sommet que si l’on est un oiseau, car il touche le ciel.

» La légende raconte qu’il pousse sur l’un des emplacements où est né le Temps, où la lumière des étoiles a touché la Terre pour la première fois. Sagia est éternel, et sa puissance est liée au Temps lui-même. On l’appelle parfois le Chêne aux Racines Profondes, car celles-ci vont toucher les autres lieux du monde où est né le Temps.

» On dit que le tronc descend le long de l’Axis Mundi, le pivot de la Terre, et que les racines plus petites parcourent toute l’Île, se rattachent à tout ce qui pousse. Je sais que c’est vrai au moins dans la forêt elle-même – c’est la puissance de Sagia qui donne naissance au chant d’Yliessan, qui protège les bois. Maintenant, viens. Le soleil se couche. »

Le frisson du vent du soir, les traînées d’encre des nuages sur la ligne d’horizon, couronnant les dernières bribes de ciel bleu pâle. L’éclat de l’étoile vive, apparaissant au-dessus des champs et des vallées de cette vaste terre ondulée. La douceur et la clarté de la voix maternelle, ses tentatives à elle, maladroites, pour trouver le ton juste. La larme solitaire, sur la joue translucide de sa mère.

« C’est très bien, petite chérie. Tu apprends. Connais-tu le nom de l’étoile vive ?

— Bien sûr, Maman. C’est Seren, qui a donné son nom à notre terre. »

Les bras de sa mère autour d’elle, son étreinte douce et forte. « C’est aussi ton étoile à toi, mon enfant. Tu es née dessous. Te rappelles-tu comment dire "mon étoile guide", dans notre langue ?

— Aria ?

— Bien, très bien. Souviens-toi, bien que nous vivions parmi les humains, bien que tu aies un nom humain, tu descends aussi d’un autre peuple noble et fier, tu as aussi un nom lirin. La musique du ciel est en toi. Tu es l’une de ses enfants, comme tous les Lirins. Seren se trouve dans le ciel du sud, au-dessus de la forêt Yliessan. Quand tout le reste s’écroulera, tu y seras la bienvenue. Si en regardant le ciel tu réussis à voir ton étoile guide, tu ne seras jamais perdue, jamais. »

L’emprise de l’énorme main griffue, la fumée caustique du feu de camp. La piqûre du froid matinal. La voix grave résonnant à son oreille, noyant les douces intonations de celle de son rêve.

« Mam’zelle ? Z’êtes réveillée ? »

Si en regardant le ciel tu réussis à voir ton étoile guide, tu ne seras jamais perdue, jamais.

Rhapsody se redressa, tendant les mains dans l’air, dans une ultime tentative de retenir ce souvenir. En vain. Le songe s’était évanoui. Elle ravala le sanglot étouffant qui lui montait dans la gorge, puis se leva, époussetant de la main sa cape pour chasser les brindilles et les brins d’herbe. « Oui. Je suis prête à partir. »

 

Ils étaient en vue de la forêt lirin depuis plusieurs jours lorsque Rhapsody comprit enfin de quoi il s’agissait.

Au départ, lorsqu’elle l’aperçut, zébrant les Vastes Prairies à la limite de son champ de vision, elle pensa qu’ils avaient dévié de leur trajectoire, obliquant vers l’est par inadvertance, et que cette ligne sombre à l’horizon était la mer. Comme celle-ci, elle était auréolée d’un voile de chaleur chatoyant qui lui donnait un air mystique, même depuis une si grande distance. En dépit des enseignements de sa mère, Rhapsody ne s’attendait pas à une telle immensité, à de telles vibrations de puissance dans l’air tout autour.

À midi, alors qu’ils se cachaient dans un fourré herbeux de la prairie qui s’étendait à perte de vue, elle comprit tout à coup la nature de ce panorama sombre. Sans même y penser, elle se leva, comme envoûtée, pour regarder en direction de la vaste forêt. La main de Grunthor jaillit soudain pour attraper l’arrière de son gilet et aplatir la jeune femme dans les herbes hautes. « Qu’est-ce qui vous prend ? Restez baissée. » Elle se dégagea avec irritation et repoussa sa main. « Lâchez-moi. Qu’est-ce qui vous prend, à vous ? Il n’y a personne à des kilomètres à la ronde, et je veux voir la forêt.

— Du calme », chuchota la voix rocailleuse.

Les protestations de Rhapsody moururent dans sa bouche, anéanties par le ton autoritaire d’Achmed. Il scrutait le paysage en direction de l’ouest, à demi couché sous la ligne des herbes, la paume ouverte vers le ciel, l’index dressé à angle droit. « Ils vous ont vue. » Elle entendit le léger frou-frou du vent loin devant, puis plus rien. Au bout d’un long moment, Rhapsody tourna la tête et aperçut Achmed à ses côtés, toujours figé en position accroupie, les yeux fermés, plus que jamais attentif au moindre son. Elle porta de nouveau le regard vers l’ouest où l’herbe des champs ondulait sous la brise chaude. Toujours rien.

Puis, plus près qu’elle aurait pu l’imaginer, vers le sud-ouest, un visage s’éleva imperceptiblement au-dessus du foin, d’une couleur si proche qu’il en devenait presque invisible. La chevelure châtain chatoyante tout autour de la tête formait des vagues crêpées qui se fondaient dans les herbes. Les méplats et les angles du visage lui-même firent monter en elle un souvenir qui lui serra la gorge.

Ces grands yeux en amandes, ces pommettes saillantes, cette peau translucide, la minceur et la vigueur de la silhouette cachée dans l’herbe desséchée, cette ossature et cette musculature élancées – Lirin. Plus mat que sa mère et que tous les Liringlas qu’elle avait rencontrés, la seule fois qu’elle s’était aventurée dans la prairie, à l’ouest d’Easton. Peut-être s’agissait-il de ce peuple appelé Lirinved, les Entre-Deux, des nomades qui ne se sentaient chez eux ni dans la forêt, ni dans les champs, et ne s’installaient vraiment nulle part.

Elle prit soudain conscience qu’ils étaient très nombreux, non loin derrière leur éclaireur, éparpillés dans les herbes gonflées par le vent, vers l’ouest. Un nuage voila un moment le soleil, projetant une ombre large sur la prairie, et dans ce bref instant de pénombre elle distingua un reflet vif, celui de deux yeux en forme d’amandes. La seconde d’après, il avait disparu.

Incapable de détourner le regard, Rhapsody aperçut du coin de l’œil l’éclat du métal, dans l’herbe près d’elle. Achmed n’avait pas fait plus de bruit en tirant son cwellan que le nuage en coupant les rayons du soleil. L’instrument reposait entre ses mains fines, paré mais pas encore armé.

L’emprise de Grunthor s’était relâchée. Le cœur de Rhapsody bondit de tristesse en devinant que le géant avait lui aussi sorti ses armes. La panique la traversa, bien qu’elle n’en prît conscience qu’en sentant ses joues se teinter d’écarlate. Elle était trop occupée à chercher un moyen de s’extraire de l’abîme dans lequel ils se trouvaient à présent plongés.

L’homme en noir avait retenu son arme, ce qui lui laissait espérer qu’Achmed ne tenait pas à provoquer le bain de sang qu’elle voyait se dessiner devant eux. En dépit de ce signe, elle avait vu ses deux compagnons à l’œuvre avec les hommes de Michael, aussi n’avait-elle aucun doute sur leur capacité à survivre à un nombre supérieur d’attaquants. Cependant, ils se situaient en terre lirin. Elle ne savait pas quel avantage cela leur conférait.

En outre, Rhapsody ignorait dans quel camp elle serait le plus en sécurité, dans ce combat. Bien que ses deux compagnons de route l’aient sauvée et ne l’aient jamais malmenée, elle ne leur faisait pas confiance. Le massacre des soldats de Michael avait fait naître en elle une grande appréhension, proche de l’effroi.

En un sens, elle appartenait au peuple des Lirins, avec qui elle se sentait un lien d’âme, mais pour eux elle était une étrangère, peut-être même une ennemie.Les bois sont en vue, avait dit Achmed. Pas ceux qui les défendent. Les temps sont durs ; ils ne prennent pas de risques avec les vagabonds qui se promènent à proximité de leurs avant-postes. Quoi qu’il en soit, elle savait qu’elle était de peu de prix. Elle sentit un cliquetis silencieux près de sa nuque tandis qu’Achmed chargeait les disques du cwellan.

Un brin d’herbe sèche lui souffleta le visage. Rhapsody ferma les yeux pour se protéger de la volée de minuscules grains qu’allait libérer la cosse décolorée de la plante. Elle avait étudié les herbes, au cours de son apprentissage de Baptistrelle. Hymialacia, l’appelait son mentor. L’herbe de prairie, fourrage des grands espaces découverts du monde. Son nom véritable.

Son nom véritable. L’impression de danger imminent disparut dans la clarté de cette réponse. Rhapsody se racla la gorge, asséchée par la chaleur et par la peur qu’elle ravalait, et se mit à chuchoter.

Hymialacia, dit-elle, dans la langue musicale de sa classe. Hymialacia. Hymialacia. Hymialacia. Sa peau se mit à fredonner tandis que la vibration qu’elle émettait entonnait naturellement un nouveau motif, palpitant et se réverbérant dans l’air qui l’entourait.

À côté d’elle, Achmed dirigea la main vers elle pour lui toucher le dos ; c’était un contact si ténu qu’elle en déduisit qu’il ne la voyait pas. Elle s’était fondue dans l’herbe avec autant de fluidité qu’une Lirin. Plus encore – elle était devenue l’herbe de la prairie.

Rhapsody tendit le bras derrière elle et saisit de sa main tremblante celle d’Achmed. Elle glissa doucement les doigts dans les siens, murmurant sans cesse la chanson de l’herbe. Elle était devenue un rondeau, une mélodie répétitive.

Je suis l’hymialacia. Achmed le Serpent est l’hymialacia. Elle chuchotait leurs noms encore et encore, mêlant au rondeau la chanson de l’herbe, les nuages défilant au-dessus d’eux, le nom du silence. Sur sa main, l’emprise se resserra et elle en sentit la pulsation. Achmed montrait qu’il avait compris.

Puis il chuchota quelque chose dans une langue qu’elle ne saisissait pas, et Grunthor tourna la tête vers elle. Voilà qui serait plus ardu : elle ne connaissait pas le véritable nom du géant.

Un bruissement dans l’herbe à quelques mètres de là faillit briser sa concentration. Les Lirins s’étaient rapprochés, ils étaient presque sur eux, dispersés par petits nombres déterminés dans les champs, s’approchant en silence, sans relâche. Rhapsody ferma les yeux et posa la main sur l’épaule de Grunthor.

Tertre, chanta-t-elle doucement. Elle avait appris ce mot très tôt dans son apprentissage, alors qu’elle étudiait les plantes, elle le connaissait depuis ses promenades d’enfant avec son père, dans l’immensité des champs à ciel ouvert, par monts et par vaux sur sa terre natale. Un monticule boisé s’élevant au-dessus du sol comme une levée de terre. Tertre.

Rhapsody ouvrit les yeux, sans interrompre sa chanson baptistrale. Devant elle, là où se tenait Grunthor quelques secondes plus tôt, était apparu un petit monticule herbeux orné d’arbrisseaux épineux en pagaille. Elle passa la main sur les buissons. Tertre. Hymialacia. Le vent. Les nuages au-dessus. Rien ici que l’herbe de la prairie.

Dans les hautes herbes elle apercevait des jambes en bottes et culottes de peau fauve, et elle sentait le souffle des espions. Tertre, murmura-t-elle en essayant de garder une voix égale. Obstacle. Terrain dangereux. Trous. Tertre.

La cadence de leurs pas se ralentit, sans s’arrêter, et elle les vit bifurquer vers le sud, contournant l’endroit où se tenait Achmed. Elle-même ne distinguait rien d’autre que l’herbe se balançant, n’entendait que le bourdonnement rythmique des insectes couvrant son chant, et le craquement discret des brindilles sous le pas des Lirins. Elle ne sentait autour d’elle que la chaleur torride du soleil de plomb et la gifle de ses cheveux ébouriffés par le vent sec. Hymialacia.

Elle continua à chanter le rondeau jusqu’à ce que l’angle du soleil change et qu’un rayon l’aveugle. Rhapsody cligna les yeux. L’après-midi avait succédé au matin, et de grandes trouées de lumière baignaient les champs mouvants d’or et d’ambre. Le chant des noms s’interrompit, lui laissant la voix rauque d’épuisement.

À sa gauche les herbes s’écartèrent. Achmed lui lâcha la main et se releva. « Ils sont partis. Hors de vue », dit-il.

Rhapsody regarda à sa droite. Le petit monticule en face d’elle se déroula, reprenant sous ses yeux sa taille initiale. Ce qui avait emprunté l’apparence de buissons retrouva forme plus consistante lorsque les multiples armes de Grunthor se dessinèrent aux contours de sa silhouette, toujours saillant des cartouchières et des fourreaux fixés en travers de son dos. La colline ressuscitée se tourna vers elle, le sourire aux lèvres. « Eh bien, mam’zelle, voilà qui était impressionnant.

— En effet, dit Achmed d’un ton pince-sans-rire. Vous allez encore essayer de nous faire croire que c’était une "première" pour vous ? »

Rhapsody s’apprêtait à répondre lorsque les nuages au-dessus d’eux vacillèrent et le ciel s’inclina suivant un angle étrange. D’un geste vif et imparable, Achmed saisit la jeune femme tremblante par le coude, l’aidant à s’allonger. Là elle fixa le ciel, et les cercles bleus qui voltigeaient devant ses yeux.

« De l’eau, s’il vous plaît », demanda-t-elle d’une voix enrouée, avant de perdre conscience.

 

Le crépuscule tomba sur la prairie tel un voile de brume grise, et Rhapsody ne revenait toujours pas à elle. Elle restait allongée là, en silence, immobile, dans un sommeil d’une profondeur que les deux hommes avaient rarement vue. La jeune femme avait une tendance aux cauchemars et, au fil de leur périple, ils s’étaient habitués de mauvaise grâce à ses murmures plaintifs et à ses gémissements, lorsqu’elle se débattait sous l’emprise de terreurs nocturnes qui la réveillaient en sursaut, haletante.

« Pas étonnant qu’elle ait abandonné le métier, avait commenté Grunthor après une nuit particulièrement mouvementée. J’imagine que ses clients ne devaient pas dormir beaucoup, quel que soit le programme. »

Achmed s’était contenté de sourire.

Elle bascula doucement sur le côté, puis s’apaisa de nouveau. Le soleil disparut au bord du monde, et Achmed céda le tour de garde à Grunthor, qui s’était occupé à dresser un inventaire des vivres restants qu’ils avaient chapardés dans les sacoches des hommes de Michael.

Le Dhracien tendit au sergent bolg l’outre d’où il avait plusieurs fois tiré quelques gouttes pour la jeune femme inconsciente, puis se coucha du côté nord de leur campement.

Dans la pénombre qui s’intensifiait, Grunthor balaya les alentours d’un regard distrait, puis plissa les yeux pour percer l’obscurité, au loin. Au bout d’un moment il secoua la tête et reprit sa garde, penché en avant. Il tendit le pied et toucha doucement le Dhracien endormi, qui ouvrit les yeux sans bouger pour autant. « J’ai vu quelque chose. »

Achmed roula sur le côté et se redressa, inspectant dans la même direction que Grunthor. Sa vision était en général plus perçante que celle du géant, surtout à ciel ouvert, pourtant il ne vit rien. En se concentrant quelques secondes, il n’entendit aucun battement de cœur dans les parages, ce qui laissait penser qu’ils étaient seuls. Achmed secoua la tête.

Grunthor frissonna, et Achmed se rallongea, puis se figea en voyant le Bolg bondir sur ses pieds. « Ça recommence, m’sieur. J’en suis sûr. C’est loin, mais y a quelque chose. »

Achmed se leva prestement et gagna le sommet d’un promontoire herbeux, sur la crête d’une vague de terre. Il scruta la pénombre vers le nord, ne voyant toujours rien. Il attendit.

Puis il finit par la voir lui aussi, la myriade de lueurs clignotantes, à peine visibles dans la semi-obscurité. Elles scintillèrent le temps d’un battement de cœur, puis disparurent de nouveau. Il y en avait des centaines, peut-être même un millier, traversant les champs au loin, se succédant en une ligne à peine dessinée et se déplaçant lentement vers le sud. Une escouade de recherche ? se demanda-t-il. Mais à la recherche de quoi ? Qu’est-ce qui pouvait être aussi important, pour qu’on lance un si grand nombre d’hommes en pleine nuit à ses trousses, à la seule lueur de lanternes, au milieu de nulle part ?

Achmed ferma les yeux et rabattit sa capuche en arrière pour mieux permettre aux vibrations cardiaques de percuter sa peau. Il leva la main vers le ciel, un doigt en l’air, goûtant le vent dans sa bouche ouverte pour tenter de déterminer avec précision la provenance du millier de rythmes différents qui lui parvenaient. Mais le vent ne lui révéla rien, ni parfum, ni pulsation. Rien que le silence et la brise du soir.

Il ouvrit de nouveau les yeux et observa, et vit encore la ligne, ce clignotement infinitésimal avançant vers eux avec constance, encore loin mais se rapprochant d’instant en instant. Du mouvement, une lueur pétillante répétée mille fois, puis le noir. Plus rien sur le vent.

Les battements qui lui remplissaient désormais les oreilles, qui lui électrisaient la peau, étaient ceux de son propre cœur.

« Par les dieux, murmura-t-il. Le Shing. »

Comme des corbeaux avant la venue de l’orage, ils rassemblèrent leurs affaires et la Barde endormie, et se lancèrent dans une fuite aveugle en direction de la grande forêt lirin.

Rhapsody, Première Partie
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